Péril en la demeure
Options - Article du 3 octobre 1994
A l'heure où l'on se gargarise avec le mot « patrimoine », il n'est pas mal venu de mettre sur le tapis une déplorable affaire, quant à une œuvre maîtresse de l'architecte français Robert Mallet-Stevens (1886-1945), moins connu que Le Corbusier mais non moins considérable.
En 1932, il achevait, au cœur d'un parc de deux hectares dans le quartier Beaumont, sur la commune de Croix (Nord), une imposante demeure de 2 400 mètre carrés dont les plans lui avaient été commandés par un riche industriel de Roubaix, Paul Cavrois.
Véritable château du XX° siècle (la façade est longue de soixante mètres, deux ailes en apparence symétrique flanquent un corps central cubique surmonté d'une tourelle), la villa Cavrois, destinée à l'origine à abriter une famille de neuf personnes (d'un côté le domaine des parents, de l'autre celui des enfants et des domestiques), se distingue par la simplicité du parti, la parfaite rigueur de ses volumes, son enveloppe de briques dorées, sa surface sans décor, ses toits-terrasses à pergolas, ses fenêtres en longueur, ses plans libres, bref un exemple admirable de l'art de bâtir d'une époque où l'on s'en préoccupait encore avec un esprit vraiment moderne.
A peine inaugure, l'édifice est affublé par les voisins de noms grotesques: « le bateau », « le péril jaune », tout comme, à Marseille, l'unité d'habitation conçue par Le Corbusier sera « la maison du fada » et la Maison de la culture du Havre, par Niemeyer, « le pot à yaourt ». La recherche en architecture aura suscité autant de sarcasmes, sinon plus, que celle en peinture.
Au milieu des années 80, la bâtisse est vendue à Jean-Pierre Willot, qui possède la résidence voisine et souhaite construire sur le site des immeubles collectifs. Une procédure de sauvegarde, engagée par les Monuments historiques, permet de refuser les permis de construire et aboutit, en 1990, au classement de la villa, des dépendances et des terrains alentour.
Maintes solutions envisagées n'ayant pas abouti (acquisition par le conseil général, installation du siège de l'Agence de développement et d'urbanisme, création d'un centre d'art contemporain), ce joyau architectural, laissé sans protection des années durant, est donc devenu le refuge d'une foule de sans-abri et de marginaux.
Les marbres muraux et les boiseries ont disparu. Tout a été pillé.
Convaincu de « défaut de gardiennage », le propriétaire ne cache pas qu’après avoir commandé une étude destinée à la réhabilitation de la villa et à sa scission en appartements privés, il estime désormais que « la meilleure solution économique serait de la raser ».
Par bonheur, la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) ne l'entend pas de cette oreille. Elle a paré au plus pressé dans le but de stopper « déprédations et intrusions ». L'édifice a été dûment grillagé, ses issues murées. Selon le maire, il n'est pas d'autre solution qu'une expropriation par l'État. Les services du ministère de la Culture, saisis, envisagent désormais des « procédures coercitives ». Il serait temps. Selon l'ampleur de la rénovation, on estimerait les coûts de 15 à 40 millions de francs.
A.S.