En 1924, Gray et Badovici commencent à travailler à la réalisation et à la décoration d’une maison de vacances moderne pour Jean Badovici, directeur de publication de 1923 à 1933 du magazine d’avant-garde architecturale L'Architecture vivante. Badovici encourage alors Gray à s'intéresser à l'architecture et l'y initie, ce d'autant plus que les travaux débutent en 1926, année où ils deviennent amants. La villa est ainsi baptisée E-1027, selon un code unissant les noms d'Eileen Gray et de Jean Badovici : E pour Eileen, 10, pour le J de Jean, comme 10ème lettre de l'alphabet, 2 pour le B de Badovici, 7 pour le G de Gray.
En partie sur pilotis, en forme de « L » et à toit plat, avec de longues baies vitrées et un escalier intérieur en spirale menant à la chambre d'hôtes, la villa E-1027 est à la fois ouverte et compacte. Alors que son aspect extérieur reprend les cinq points d'une architecture nouvelle énoncés par leur ami Le Corbusier, notamment à la Maison La Roche (1923-1925), cette réalisation est néanmoins l'occasion pour le couple d'architectes d'établir une critique de conceptions jugées trop froides de l'aménagement intérieur au détriment du confort et de l'intimité, ainsi qu'ils l'écrivent dans un manifeste intitulé De l’Éclectisme au doute, publié sous forme de dialogue dans un numéro spécial de L'Architecture vivante en 1929.
La villa est à nouveau présentée en novembre 1930, dans le premier numéro de la revue L'Architecture d'aujourd'hui : « Quand on voit (...) ces intérieurs où tout semble répondre à un strict et froid calcul (...), on se demande si l'homme pourrait se satisfaire d'y demeurer. (...) Il fallait (...) chercher à créer une atmosphère intérieure en harmonie avec les raffinements de la vie intime moderne. » Et Eileen Gray d'ajouter : « chacun, même dans une maison de dimension réduite, doit pouvoir rester libre, indépendant. Il doit avoir l'impression d'être seul. »
Des inscriptions teintées d'humour sont disséminées sur les murs de la villa : « Beau temps », « L’invitation au voyage », « Entrez lentement », « Défense de rire », « Sens interdit », « Chapeaux », « Oreillers », « Pyjamas », etc.
En 1948, Thomas Rebutato, le chef de famille, plombier-chauffagiste de son état et grand amateur de pêche, réalise son rêve : posséder une parcelle de terre à proximité de la plage pour y installer un cabanon destiné à abriter son matériel et les ustensiles devant permettre de cuisiner sur place le produit de la pêche dominicale.
Il acquiert de la famille Devissi un terrain d’environ 2 000 m2 surplombant les rochers, immédiatement à l’est de la plage du Buse. Afin de « rentabiliser » l’acquisition, il imagine alors d’implanter six constructions d’habitat minimum, permettant de passer les fins de semaine en bord de mer. Un architecte niçois établit un projet, les autorisations municipales sont obtenues, et les travaux sont engagés pour réaliser le prototype d’une habitation-type destiné à la commercialisation du programme.
À l’été 1949, peu de temps avant l’achèvement du prototype, Thomas « bazarde » son entreprise, abandonne le projet de réaliser et vendre les cinq autres unités, et décide d’ouvrir un petit « bistrot – casse-croûte », accessible, depuis le « sentier des douaniers » qui longe le littoral, aux nombreux promeneurs et aux baigneurs qui pique-niquent sur la plage du Buse. Il baptise le lieu « L’Étoile de mer – Chez Robert ».
Le destin frappe à la porte de la toute nouvelle enseigne : le premier client, occupant momentané de la toute proche « villa blanche » d’Eileen Gray et Jean Badovici, propose à Thomas d’y prendre pension pour les repas, pendant une semaine, avec toute son équipe ; il se présente, « Le Corbusier ». De ce jour de juillet 1949, est née l’amitié de Le Corbusier et de son épouse Yvonne Gallis pour la famille Rebutato. Ainsi commence l’histoire du site, dont L’Étoile de mer constitue le pivot : elle liaisonne la villa E-1027, isolée sur ce coin de côte depuis 1929, et le Cabanon Le Corbusier qui sera construit en 1952.
Un concept né d'une amitié !
En 1956, en échange de la parcelle de terrain du Cabanon, Le Corbusier fit construire pour Thomas Rebutato, cinq Unités de camping, conçues comme un prototype d’habitat de loisir. L’intérieur de ces Unités de camping reprend certains principes du Cabanon.
Construites par le charpentier Charles Barberis et réunies dans une structure sur pilotis, les Unités de camping illustrent les recherches de Le Corbusier sur un habitat de loisirs modulaire économique, adapté au tourisme balnéaire de masse. Chacune peut loger deux personnes dans 8 m², et une baie en forme de « T » couché, inspirée de l’idée moderne de fenêtre allongée, cadre le paysage face à la mer.
Avant le Cabanon, Le Corbusier avait étudié les projets de résidences de vacances ROB et ROQ, dont l’un pour son ami, Thomas Rebutato.
Le Cabanon est l’archétype de la cellule minimum, fondée sur une approche ergonomique et fonctionnaliste.
Situé sur le sentier du bord de mer, c’est une petite construction en bois recouverte d’un toit à un pan. Tout tient dans une cellule carrée de 3,66 x 3,66 mètres et de 2,26 mètres de hauteur, mesures empruntées au Modulor. L’intérieur, entièrement réalisé en bois, est éclairé par deux fenêtres de 70 centimètres de côté. Dans une surface de 15 m², Le Corbusier dispose d’un coin-repos, d’un coin-travail, d’un coin-toilettes et d’un lavabo. Le mobilier se réduit à un couchage, une table, et quelques rangements. Tous les panneaux en bois et le mobilier ont été préfabriqués en Corse, puis assemblés sur place.
Le Corbusier peint le sol en jaune et un panneau en vert, et agrémente l’entrée d’une peinture murale, seul luxe avec la vue sur la baie de cette « cabine de bateau ».
Le Cabanon représente l’aboutissement d’une recherche sur la notion de cellule minimum qui se situe au cœur des préoccupations des architectes modernes du XXème siècle et renoue avec le mythe de la cabane primitive. Élevé au rang d’œuvre d’art, reproduite et exposée depuis dans les musées du monde entier, il fait paradoxalement écho aux initiatives d’auto-construction ou d’habitat vernaculaire qui se multiplient à l’échelle de la planète.
C’est pour cela qu’il se présente comme un invariant universel qui cristallise une idée ayant un impact dans le monde entier.
Malgré, ou précisément en raison de sa modestie, le Cabanon est devenu une icône de l’architecture moderne.
Tel un navire jeté sur la côte par la tempête, la maison E 1027, construite en 1929 par Eileen Gray, légendaire designer irlandaise, avec et pour l'architecte Jean Badovici, n'était plus, soixante-dix ans plus tard, qu'une épave dévastée.
Depuis 2014, la conjonction exceptionnelle des savoirs d'une pléiade d'architectes et d'historiens, et la collaboration harmonieuse des collectivités publiques et de l'initiative privée l'ont remise à flot. Elle apparaît désormais dans la beauté de ses lignes retrouvées, vaisseau blanc entouré de citronniers, avec sa marquise en toile bleue en guise de voile.
Jusqu'ici connus par les planches noir et blanc des albums de l'époque, ses intérieurs associant d'ingénieux meubles intégrés à une collection de sièges, de lampes et de miroirs devenus emblématiques ont été minutieusement restaurés.
Au cœur de l'ouvrage, la découverte de la maison ressuscitée et de chacun des objets qu'elle abrite est menée pas à pas grâce à l'étincelant reportage photographique de Manuel Bougot. Cette exploration s'accompagne de récits historiques sur la création et les mésaventures de la maison, de ses créateurs et de ses habitants. Un entretien inédit avec Eileen Gray et les témoignages des artisans de sa redécouverte forment un contrepoint à ces analyses, que prolonge la présentation par ses protagonistes de cette campagne de restauration exemplaire.
Renaud Barrès est architecte et historien. Il consacre son diplôme à E 1027, puis en prépare la restauration sur place de 1999 à 2005. Il est intervenu dans des colloques et des expositions sur Eileen Gray, notamment au Centre Pompidou en 2013 et 2017 et, en 2020, au Bard Graduate Center à New York.
Il est aujourd'hui directeur du Conseil d'Architecture, d'Urbanisme et de l'Environnement de l'Hérault. Il achèvera en 2022 une thèse sur E 1027.
Bernard Bauchet est architecte. En 1988, il a créé une agence spécialisée dans la restauration de bâtiments du Mouvement moderne.
Il est intervenu notamment sur la Maison de verre, la Maison du Brésil, l'appartement de Le Corbusier, l'hôtel Reifenberg et l'immeuble de la rue Méchain de Mallet-Stevens, le Centre Jeanne-Hachette, l'église du Raincy et la Maison Van Doesburg.
Il est membre du comité des experts auprès de la Fondation Le Corbusier.
Professeur émérite à l'Open University (Royaume-Uni),
Tim Benton est spécialiste de l'architecture moderne. Il a publié de nombreux écrits sur le site de Cap Moderne et la maison E 1027, dont Cap Moderne. Eileen Gray et Le Corbusier, la modernité en bord de mer (2020) et « E 1027 and the Drôle de Guerre » (AA Files, 2017).
Il a aussi été co-commissaire de « E 1027. Restauration de la maison en bord de mer » (2016) et « Ici règne l'amitié » (2019).
Jean-Louis Cohen, Architecte et historien, est professeur à l'Institute of Fine Arts de New York University. Il a assuré le commissariat de nombreuses expositions et publié plus de quarante ouvrages, parmi lesquels Construire un nouveau Nouveau Monde (2020), Frank Gehry. Catalogue Raisonné of the Drawings (2020), L'Architecture au XXème siècle en France (2014), Le Corbusier : an Atlas of Modern Landscapes (2013) et Architecture en uniforme (2011).
Philippe Deliau, paysagiste, crée depuis 2003 au sein de l'agence Alep des lieux où les parcours suggèrent un récit, comme le parc Sant-Vicens à Perpignan. Il a réhabilité le site de l'ancienne dynamiterie Nobel à Paulilles et le jardin de Christian Dior à La Colle Noire, puis travaillé avec Frank Gehry aux espaces extérieurs de la Fondation Louis Vuitton.
Il a découvert E 1027 en 1998 et en a défini à partir de 2010 les travaux de requalification.
Claudia Devaux est architecte, associée de l'agence Devaux & Devaux Architectes, qui développe une pratique alliant interventions sur le patrimoine existant et projets de constructions neuves, en particulier dans le domaine culturel. Elle a travaillé pendant cinq ans à Berlin sur des projets de restauration du patrimoine moderne, en particulier sur le Bauhaus de Dessau. Le patrimoine du XXème siècle est au cœur des préoccupations de l'agence
François Goven est architecte, conservateur général du patrimoine honoraire. Ses responsabilités au sein du ministère de la Culture - conservateur régional en PACA, sous-directeur, puis inspecteur général des monuments historiques - l'ont amené à intervenir à partir de 1998 dans le processus de reconnaissance et de sauvetage de E 1027 - protection, acquisition et restauration. Il a contribué depuis 2014 aux travaux du comité scientifique de Cap Moderne.
Arthur Rüegg est architecte et professeur émérite à l'École polytechnique de Zurich. Il est l'auteur de nombreuses publications, parmi lesquelles Le Corbusier. Polychromie architecturale (1997-2016) et Le Corbusier. Mobilier et intérieurs, 1905-1965 (2012).
Il a également été commissaire d'expositions sur l'architecture moderne en Suisse ainsi que sur la construction, la couleur et l'aménagement intérieur des édifices modernes.
Un Cap Moderne
lllustré de documents d’archives et de photographies inédites de François Delebecque et écrit par Christine Desmoulins, ce livre raconte la passionnante aventure humaine et architecturale dont ce site a été le cadre, des années 1920 à l’aube des années 1960. Les nombreux rabats à soulever pour découvrir photographies et textes offrent un parcours de lecture ludique reflétant la diversité des habitats et des jardins, enclos dans ce petit bout de terre paradisiaque agrippé aux rochers.