La Cité Radieuse Le Corbusier de Briey

Voyage Nancy/Briey – 11 juin 2022

La Cité radieuse – Le Corbusier

Notes de travail de Paul Hervé Parsy


 

« De 1907 à 1950 ma recherche fût inlassable : le logis considéré comme temple de la famille » Le Corbusier.


En 1945, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Raoul Dutry passe commande de la première Unité d’habitation à Le Corbusier. Ils se connaissent depuis longtemps. En effet en 1939 Raoul Dutry est ministre de l’Armement. Pour Le Corbusier, le salut de la nation réside dans l’établissement d’une société de la machine. Il veut définir une doctrine nationale de l’urbanisme visant à la réalisation de ville nouvelle. Dans cette période d’effacement des processus démocratiques, Le Corbusier veut s’inscrire pleinement dans le dialogue établi entre les politiques et les techniciens, lui-même estimant être au cœur de ces problématiques.


Il multiplie ses offres de service. Raoul Dutry lui confie un projet d’usine verte à Aubusson, une cartoucherie. Le 11 juin 1940, Le Corbusier ferme son atelier parisien du fait de l’arrivée des allemands à Paris. Réfugié à Ozon dans les Pyrénées il écrit nombre de lettres aux autorités de Vichy, en faisant des propositions de « rénovation » parallèle aux discours pétainistes. Il fait écrire par un ami ancien combattant : « Un urbaniste s’est consacré à offrir les joies essentielles aux français : Le Corbusier est disponible, prêt à servir de tout cœur à l’accomplissement d’une œuvre à laquelle il travaille depuis 20 ans. »


Il n’a pas de retour immédiatement. Mais en décembre 1940, le ministre de l’Intérieur le convie à venir travailler à la reconstruction. Le 1° janvier 1941 il « met les voiles d’Ozon pour entrer dans la lice, après 6 mois bienfaisants et mûr de 20 ans d’espoir. » Le Corbusier.


A Vichy, il essaie de se placer partout. Tout le monde cependant se méfie de celui qui se disant homme du maréchal n’hésite pas à publier dans les revues tenues par des partisans de la collaboration, dont il était très proche dans les années 20, obsédé par l’idée de la reconstruction. En janvier 1942 il est nommé responsable d’un Comité de Paris pour les problèmes d’urbanisme, il envoie à Pétain le livre « La maison des hommes », qui lui répond qu’il « approuve ses recherches et la liberté d’esprit avec laquelle … sont abordés les problèmes essentiels du logis humain, condition d’une plus juste répartition du bonheur et d’un meilleur ordre social… »


En avril 1942, retour de Laval à Vichy, Le Corbusier veut se rapprocher du pouvoir politique. En juillet 1942, constatant que ses idées ne sont pas soutenues, il quitte Vichy en disant « Adieu, cher merdeux Vichy » tout en espérant malgré tout se voir accorder quelques parcelles d’autorité. En novembre 1942 il met fin à ses relations avec le pouvoir vichyste, sentant l’échec à venir. Les années suivantes il travaille « à sa postérité » (Romain Rolland) en éditant divers ouvrages traitant de son œuvre, dont le quatrième tome de ses Œuvres complètes entamées en 1936 chez un éditeur zürichois.


Des textes sont publiés sous sa direction ou largement écrit par lui. En novembre 1944 Raoul Dutry devient le premier ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Le Corbusier se propose de participer à tout programme. Dutry se méfie de son souhait de mener seul les projets car il souhaite au contraire rassembler tous les architectes et chefs d’atelier à cette vaste ambition. Le Corbusier se rend compte de cette méfiance mais il accepte d’être nommé urbaniste de La Rochelle. En décembre 1945 Dutry lui commande l’Unité d’habitation de Marseille, la future Cité radieuse.


Simultanément, Le Corbusier reçoit commande d’un vaste projet à Saint-Dié émanant d’un industriel local partisan des thèses fonctionnalistes. Très vite éclate un conflit entre Le Corbusier et l’architecte de la ville, illustrant les tensions entre les visions d’une gestion centralisatrice post-Vichy et les enjeux des démocraties locales retrouvées. Le Corbusier en appelle à Raoul Dutry : « Je désire une décision de vous-même, monsieur le ministre, car des gens de Saint-Dié ont mis en moi un espoir total, une confiance absolue. Je n’ai pas le droit de les abandonner. » Mais en janvier 1946, Raoul Dutry en quittant le ministère, finit par écarter Le Corbusier. De ce projet de Saint-Dié ne restera que la construction d’une bonnèterie pour l’industriel Duval, aujourd’hui classée au patrimoine mondial par l’UNESCO.


Toute cette période montre les ambiguïtés des relations architectes/urbanistes/ hommes politiques. Le Corbusier a multiplié les signes d’allégeance à Vichy, en voulant ignorer/rejeter les procédures administratives, les techniciens pour obtenir les pleins pouvoirs. Son opportunisme a cependant échoué, comme en Italie mussolinienne auparavant.

 

Envoyer Le Corbusier à Marseille est un moyen de le tenir éloigné des grands chantiers de reconstruction, tel celui du Havre confié à Auguste Perret. De plus la ville est alors dirigée par des communistes. Et Le Corbusier n’a-t-il pas travaillé et construit à Moscou dès 1932 ? 


La Cité radieuse est l’aboutissement d’un programme de recherche sur le logement et la question urbaine que Le Corbusier mène donc depuis plus de 25 ans. C’est à partir des projets conçus pour Alger depuis les années 30 que Le Corbusier utilise pour la première fois le concept « d’Unité d’habitation » défini aussi comme la recherche « d’un nouvel ordre de grandeur des éléments urbains. » Dans la situation de crise de l’après-guerre, il s’agit pour lui de trouver une solution technique comparable à celles apparues dans la grande industrie. Il y associe l’idée d’un modèle urbain et architectural : la Cité-jardin verticale. « La Cité-jardin est le don des techniques modernes. Phénomène de synthèse architecturale elle supprime le gaspillage, elle prend en charge les plus lourdes fonctions domestiques, elle organise…Elle crée un phénomène social productif. » Le Corbusier. Le modèle pour l’Unité d’habitation est simple : il s’agirait, sur des terrains artificiels supportés par des pilotis, de construire des ensembles de logements individuels insérés dans la logique d’une structure collective destinée, par ses équipements, à apporter l’organisation nécessaire à la vie domestique. Le Corbusier approfondit ses recherches en proposant quelques éléments clés : pilotis, rue intérieure, cellule à double niveau traversant, loggia, toit-terrasse.


La Cité n’est ni une tour, ni une barre, mais un objet architectural qui transcende la fonction ordinaire du logement. Il veut que Marseille devienne un symbole de sa vision. Face à l’imprécision de la commande, il se fixe comme objectif de déterminer les paramètres structurant le projet :


Dimension urbaine : tentative radicale de renouveler la structure traditionnelle des ilôts au niveau spatial et fonctionnel (d’où l’hôtel, l’épicerie, l’école…)

Processus de construction de type industriel : utilisation des données du Modulor pour les dimensions intérieures standardisées, emploi de matériaux nouveaux pour favoriser montage et assemblage,

Conception du logement : contrôle du son, de la lumière, de la ventilation.

Dans la revue « L’Homme et l’architecture » de 1947, Le Corbusier décrit le projet qui aura, dit-il, « une répercussion mondiale » : « Dans cette véritable bataille technique il y a deux objectifs :

le premier est de fournir dans le silence, la solitude et face au soleil, à l’espace, à la verdure un logis qui soit le réceptacle parfait d’une famille

le second : dresser dans la nature du Bon Dieu sous le ciel et face au soleil, une œuvre architecturale magistrale, faite de rigueur, de grandeur, de noblesse, de sourire et d’élégance. »


La Cité de Marseille a été construite sur un terrain de 3,7 ha indépendamment de son contexte urbanistique, et du réseau de circulation. Mesurant 130m en longueur, 24m en largeur, 56m en hauteur elle est pensée pour abriter plus ou moins 1600 personnes. Les habitants doivent pouvoir trouver tout sur place. Le Corbusier délèguera d’ailleurs un collaborateur pour expliquer le fonctionnement de la Cité : « Il faut savoir habiter : fixation de la doctrine par la loi, une fois la preuve faite sur des exemples bâtis, et le peuple instruit. » En juillet 1949 : « La Ville Radieuse existe désormais, EBLOUISSANTE, et merde pour les autres. » En 1951, Le Corbusier sur le toit-terrasse : « Ça devient magnifique. »


Entièrement conçue sur une trame de cubes dimensionnés aux mesures du Modulor (2,26 m en hauteur), avec une largeur de 4,19 m, chaque logement est composé de 5 cubes mis bout à bout, autour d’une gaine montante qui contient toutes les sources d’énergie. Les façades sont préfabriquées, la distribution, par « l’entrecroisement » des logements, se fait par ascenseur tous les 3 niveaux. La Cité incarne la réflexion de Le Corbusier fondée sur des couples d’opposition : famille vs collectivité, art vs technique, artisanat vs industrie, tradition vs modernité. Elle illustre la vision « brutaliste » de l’architecture.Le 13 octobre 1947, la première pierre est posée. La construction va durer 5 ans, au lieu d’une année annoncée au lancement ! La chaîne de montage prévue par Le Corbusier ne peut être mise en place, car l’écart est trop grand entre théorie et pratique (non concordances de données, assemblages impossibles…) Des désaccords apparaissent dans les équipes. Mais de nombreuses personnalités visitent le chantier : Picasso, Alvar Aalto, Nicolas De Staël, Fernand Léger…


En 1952, le chantier est terminé. L’Etat se désengage du gouffre financier, et ne veut en assumer la gestion, il met en vente les appartements, nombre d’équipements sont abandonnés (à part l’école maternelle et la salle de sports). 337 logements sont proposés. Un hôtel, des services de ravitaillement, etc complètent le bien.


En 1954, la Cité devient une copropriété. Le Corbusier déclare mener « une bataille technique pour rendre à la maison des hommes le sourire de Palladio » … Rappelons ici que Le Corbusier n’a pas été le seul à donner sa cohérence au projet, on oublie le plus souvent de citer Charlotte Perriand qui a conçu tous les aménagements intérieurs, ainsi que Jean Prouvé qui produisit les escaliers. 


Bientôt surnommée la maison des fadas, elle devient vite « la maison du fada. » Si pour Lewis Mumford – grand historien américain des techniques et de l’urbanisme – la Cité est « une extravagance égocentrique », pour Le Corbusier elle démontre que le Modulor peut « devenir une convention internationale, une mesure mondiale. » On notera bien sûr que le caractère monumental de cette œuvre est à l’opposé des solutions pragmatiques visibles en Suisse ou Grande-Bretagne de ce qui servait de modèle, la Cité-jardin… 


A propos de la Cité radieuse de Briey


Selon la presse locale, en février 1950 le ministre Claudius-Petit « viendrait dans la région accompagné du génial novateur Le Corbusier. » Un des objectifs est de relancer les usines sidérurgiques et de lancer des projets de préfabrication industrielle. Le Corbusier ne viendra pas.En 1954, Le Corbusier est chargé d’étudier un plan-masse et la réalisation d’une unité d’habitation à Briey. Des querelles politiques locales retardent la mise en œuvre du projet.


En 1959, le chantier débute, un groupe politique local le soutient, d’autres s’y opposent. Le Corbusier écrit à ses soutiens : « Laissez-moi vous dire que je suis un homme sans aucun penchant pour la politique. Je suis dans le travail d’un bâtisseur qui fait des terrassements, de la bâtisse, et des plans si possibles utiles à la société. »


De nombreuses polémiques émaillèrent le projet, sur l’isolement de l’implantation, sur la coupure entre les deux villes concernées (Briey et Briey-la-forêt), sur l’absence totale de service dans la conception, au contraire de la Cité de Marseille, et l’absence d’équipement. Ainsi en 1960 la municipalité refuse la présence de l’école sur le toit. Elle abandonne également les aménagements qui devaient se faire autour de la Cité.


Le Corbusier écrit à André Malraux, ministre, « Il faudrait sauvegarder l’unité d’habitation de Briey et INTERDIRE un lotissement de petites villas innombrables qui détruiront la majesté incontestable de ce bâtiment dressé au milieu du chant des fauvettes et autres musiciens. »


La construction est terminée pendant l’hiver 1961. De nombreuses malfaçons sont constatées.

Si en 1959 la revue Science et Vie publiait une photo du projet de Briey et commentait : « Un paradis de milliardaires pour les salariés de Briey », force est de dire que deux ans plus tard l’appréciation locale n’était pas la même. Rapidement le mauvais entretien puis les défauts de construction abîmèrent l’image de la Cité.


En 1980, c’était devenue une quasi-ruine, très peu habitée. Il fût même question de la détruire. Mais l’image de Le Corbusier pouvait-elle être ainsi touchée ? L’idée de la transformer en prison, puis en gendarmerie fût émise.

La façade est finalement inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques.

Briey incarnait pour Le Corbusier une sorte de vaisseau sans attache, pour des communautés humaines idéales, et de grandeur conforme. Paquebot de l’utopie, elle peut naviguer sur n’importe quel paysage. « Une Unité d’habitation en pleine campagne qui démontre comment l’Unité peut s’adapter à n’importe quel cadre naturel. »


En 1983 les 330 logements sont vacants, le bâtiment vide, fermé. L’année 1987 marque le centenaire de la naissance de « l’architecte du siècle » selon la Hayward Gallery de Londres qui lui organise une exposition. Briey est cependant l’exemple même de l’échec de certaines conceptions de Le Corbusier.

Selon le joli mot de François Chaslin qualifiant la Cité de Briey : « Rumeurs, dénonciations, corbeaux, Corbu, Meurthe et Moselle, meurtres et Moselle, roman noir. »


Face aux pressions pour sauver ce projet d’un architecte autant célébré, sinon vénéré, les autorités locales parviennent à trouver des solutions, 1/3 des appartements sont acquis par l’hôpital local pour y loger son personnel, une école d’infirmières y est implantée. 240 logements sont refaits, dont la plupart remettent en cause le plan modulaire qui faisait l’originalité du plan corbuséen. Une association est créée par un architecte anglais qui rachète 34 logements et les restaure.


Peut-on parler de résurrection ? Sinon d’une réussite ?

Aujourd’hui, les façades, y compris la figure de l’implacable Modulor, ont été intégralement restaurées. De très nombreuses modifications, dont certaines imposées par les commissions de sécurité, ont largement transformé le projet initial. Le modèle d’habitat originel a quasiment disparu et laissé sa place à des appartements bien plus confortables, réaménagés, comme on pourra le constater.

Reste que la Cité de Briey, qui ne fait pas partie des œuvres de Le Corbusier classées au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, appartient bien au registre architectural du XX° siècle.

 

PS 1 : ces notes ne visent qu’à rappeler le contexte dans lequel ces projets de Cité sont apparus. Elles ne sont ni étude sociologique, ni étude architecturale mais une approche historique simplifiée. Elles relèvent du champ de l’opinion….


PS 2 : les sources en sont notamment :

Encyclopédie Le Corbusier, Centre Georges Pompidou, 1999

Jean Louis Cohen, Le Corbusier, la planète comme chantier, coll. Textuel, 2005

François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015

Olivier Barancy, Misère de l’espace moderne, Agone, 2017